Des nouvelles noires d'Aleix Renyé par l'auteur lui-même 5

Publié le par L'Œil du Pharynx

aleix

SOIR


La roue geint, avec ce crissement vieux de quelques semaines, si ce n’est quelques mois. La roue avant-droite. Ça ne le dérange pas mais il se dit que, quand même, il aurait dû la faire examiner par son mécanicien.
Le temps est gris, laiteux, humide. Passant le pont, il s’aperçoit que l’image des bouleaux de la rivière, au loin, se confond avec ses fantômes entre les nappes de brume, qui reprend possession de la ville après quelques heures de répit. La circulation est fluide, en ce début de soirée d’automne. Il a fini tôt le boulot et il peut s’épargner les bouchons. Il n’est pas pressé et, sur la voie rapide, il ne dépasse pas les cent à l’heure. Personne ne l'attend, si ce n’est un destin déjà programmé, dans une maison vide et trop grande, où la solitude est magnifiée par les mètres carrés habitables...
Pendant le trajet il écoute la radio, un appareil trop vieux resté bloqué sur la fréquence d’une station musicale diffusant des vieux tubes de sa jeunesse (pas aussi vieux que ça, quand même...) qui lui titillent la nostalgie. Ça lui conviient. Chansons tristes et sirupeuses pour un soir irréel, sans lumière. Un soir pour ne pas trop réfléchir, pour rentrer et se laisser porter par l'inévitable. Sur le dernier rond-point avant la maison, il se demande s’il n’y a pas une meilleure solution, une autre issue. Il se pose, encore une fois, la question s’il n’est pas trop lâche. D’un petit geste imperceptible, il balaie ces doutes de sa tête. Il s'agace d’être aussi indécis, et maintenant que la décision est prise, pas question de revenir en arrière.
Il se gare consciencieusement, comme d’habitude, derrière la maison, salue machinalement la vielle voisine d'un signe de la tête. Il entre dans la maison par le jardin, là où il y a la réserve. Il prend un pack de bières et s’en va récupérer le courrier et le journal à la boîte aux lettres.
Dans le salon, il allume la télé, sans prêter attention à la chaîne sélectionnée. Il s’assied à la table et ouvre méthodiquement son courrier, qu’il dépose dans les classeurs correspondants. Enlève ses souliers et la veste, défait la cravate et s’assoit dans son fauteuil avec le journal, avec les bières sur la table basse, à coté du cendrier et le paquet de cigarettes. Il fait comme s’il ne sentait pas cette odeur en provenance de la cuisine, ouvre la première bière et se lance dans la lecture du quotidien local. Il regarde la montre et décide de ne rien changer à ses habitudes. Il n’ira dans la cuisine qu'à l’heure de se faire à manger.
La lecture du journal dure trois bières et six cigarettes, comme chaque jour. Fini l’article d’opinion de la dernière page il s’allonge sur le sofa, il lui reste une demi-heure avant d’aller vers la cuisine. Il somnole, aidé par la voix monocorde de la télé, voix grave qui raconte quelque chose sur un animal que quelques scientifiques et reporters spécialisés sont allés déranger dans son habitat naturel.
Cet état ne lui permet pas d’entrer carrément dans le domaine onirique, mais de ressentir cette sensation agréable et sensuelle d’abandon, tout en étant conscient du monde qui l’entoure. Un état qui marque la frontière entre les deux mondes où il navigue. Ce semi-endormissement vide sa tête de son moi effectif, dur, réglo, il lui permet d’abandonner ses airs de professionnel endurcis... Quand il reprend pied il est déjà l’autre, un rien-du-tout, nul, solitaire à qui la solitude devient insupportable, qui se laisse noyer par la médiocrité. Un personnage exécrable qui se déteste.
Il a coupé les liens et les loisirs communs avec d’autres anonymes misérables comme lui, avec qui il maintenait un certain lien social en assistant avec eux aux matchs de foot et de rugby. Maintenant il suit ces rencontres sportives tout seul, à la télé. Il ne veut plus être sociable, ça lui pèse trop. En plus, être entouré de minables comme lui... à défaut de remède contre sa solitude ça finit par devenir comme le miroir de son insignifiance. Tous ces mecs sont une copie de lui-même, célibataires endurcis ou divorcés de force , et des hommes mariés qui fuient leur femme et leurs enfants pour venir se saouler et crier le temps de liberté qu'ils s'octroient hors de l’enclos familial.
Voilà, c’est l’heure. Toujours à la même heure il entre dans la cuisine pour se préparer quelque chose à manger. C’est rassurant, les horaires fixes et bien établis. Lui, il en a besoin, comme une boussole, de son quotidien. Si, pour une raison ou une autre, il doit dépasser l’heure, il se trouve perdu, avec cette impression que le jour et la nuit se sont détraquées.
Il se lève lentement du canapé. Contrairement à son habitude, il ne va pas dans la chambre pour finir d’enlever chemise, cravate et pantalon. Non, ça ne serait pas convenable qu’aujourd’hui il enfile le jogging avec lequel il se promène dans la maison le soir et pendant le week-end. Un minimum de dignité lui conseille d'adopter les bonnes manières. Il remet les chaussures et la veste, refait le noeud de la cravate et prend avec lui le briquet que lui a offert son fils pour son anniversaire. Il allume une nouvelle cigarette et se dirige vers la porte de la cuisine, que, ce matin, contrairement à son habitude, il a pris soin de fermer consciencieusement, ainsi que la fenêtre de l’évier qui donne sur le jardin à l’abandon.
Il a pris toutes les précautions, après le petit-déjeuner, pour que le gaz ouvert reste bien condensé dans l’enceinte de la cuisine. Avec la cigarette aux lèvres, il retire les serviettes et les bouts de journaux avec lesquels il a calfeutré, ce matin, les interstices de la porte. Il tire bien fort sur sa cigarette en agrippant la poignée et initie le geste d’ouvrir, un geste que l'inévitable l'empêche d'achever.

Publié dans Littérature

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
J
<br /> ah oui, noires,noires la nouvelle !!!<br /> <br /> <br />
Répondre